Biodiversité

La Martinique partiellement sous les eaux en 2090 (Pascal SAFFACHE)

A l’image des autres territoires insulaires caribéens, la Martinique est directement concernée par un large éventail de risques naturels majeurs : ouragans, éruptions volcaniques, séismes, glissements de terrains, inondations, érosion côtière, risques kérauniques[1]… font désormais parti de notre vocabulaire quotidien. Il est toutefois un risque dont on parle peu, mais qui devrait pourtant faire parler de lui dans les années avenirs : les variations eustatiques, ou variations du niveau de la mer.

Ce risque est aujourd’hui peu médiatisé car sa progression est modeste, peu violente, donc quasi imperceptible ; c’est ce que l’on appelle un risque à cinétique lente.

En réalité, pour prendre conscience des incidences de ce risque, il convient d’effectuer ce que les historiens et les géographes appellent des analyses diachroniques. Il s’agit, en réalité, de comparer des faits ou des paysages à des époques différentes. Ainsi, à partir des descriptions côtières des premiers colons (marins, chroniqueurs, missionnaires, etc.), il apparaît que les marges côtières qui nous semblent aujourd’hui stables ont subi de profondes modifications morphologiques et paysagères. A titre d’exemple, les Révérands Pères Labat et Du Tertre, mais aussi Thibault de Chanvallon, Moreau du Temple, Monnier… décrivent les plages du XVIII et du XIXe siècles comme ayant une largeur moyenne de + de 200 m environ ; ils indiquent même qu’il était possible aux autochtones de se rendre de la paroisse du Carbet à celle de La Trinité en passant par le nord de l’île et en longeant les plages.

Aujourd’hui, les communes côtières qui disposent de plages de 50 m de large font office d’exception ; les autres plages étant réduites à de maigres cordons qui, ne permettant plus d’absorber l’énergie des vagues, démaigrissent, s’aménuisent, jusqu’à disparaître presque entièrement en mettant en péril les constructions dont les fondations sont de plus en plus menacées (constructions qui pour la plupart furent implantées à l’origine à une centaine de mètres de l’actuelle zone de déferlement).

L’élévation du niveau de la mer est-elle seule responsable de cette situation ?

Non, bien évidemment, car au cours des siècles passées et particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, les Martiniquais ont puisé de gros volumes sédimentaires sur les plages ; il s’agissait ici de construire des routes, d’effectuer des remblais, de bâtir un lycée…bref, il y avait toujours une bonne raison pour prélever du sable en zone côtière. D’années en années, les stock sédimentaires se sont donc épuisés.

Pour bien comprendre ce mécanisme, il faut savoir que dans nos régions, le sable côtier provient majoritairement des rivières (c’est ce que l’on appelle un système exoréïque) ; or, les carriers du nord de l’île ont puisé, eux aussi, pendant plusieurs décennies dans les stocks de sable que les torrents devaient normalement acheminer en mer, avant que ce sable ne soit rejeté naturellement sur les plages. En prélevant en amont (dans le lit des rivières) le sable qui aurait dû se retrouver en aval (en mer, puis sur les plages), la dynamique sédimentaire naturelle a d’abord été perturbée, puis rompue, et l’érosion côtière s’est progressivement installée.

A cela il convient d’ajouter que le développement du tourisme de masse a entraîné la destruction de la végétation côtière originelle (végétation spammophile), qui stabilisait les marges côtières ; cette destruction s’est faite au profit d’essences alloctones, comme le cocotier, qui, s’il flatte l’imaginaire des touristes, ne stabilise nullement le sable, car son réseau racinaire ne s’y prête pas.

Pourquoi dire alors que le changement climatique favorise l’érosion des marges côtières ?

En réalité, le changement climatique accentue et majore les dynamiques préalablement décrites. Pour bien comprendre ces processus, un petit rappel s’impose.

Avant la révolution industrielle (1860), la teneur en gaz carbonique (CO2) dans l’atmosphère était estimée à 260 ppmv (partie par millions de volume). Aujourd’hui, cette teneur avoisine 400 ppmv, et les études prospectives indiquent qu’à l’horizon 2060, cette teneur devrait atteindre ou dépasser 410 ppmv.

La concentration de gaz à effet de serre (CO2, méthane, protoxyde d’Azote, gaz fluorés, etc.) dans l’atmosphère, bloque les rayonnements infrarouges (la chaleur) émis par la terre, ce qui accroît la température moyenne de la troposphère[2]. Au cours des 90 dernières années, la température moyenne de la terre a cru de + 0,9 degré Celsius et les climatologues estiment qu’au cours des 80 prochaines années, la température devrait s’élever de + 1,4 à + 5,6 degrés Celsius. Dans ces conditions, le niveau moyen des mers devrait s’élever de plusieurs dizaines de centimètres, en raison principalement de la fonte des glaciers de haute montagne ; la température de l’eau de mer étant un peu plus élevée, les molécules d’eau se dilateront progressivement et occuperont plus d’espace, la dynamique d’intrusion marine sera alors en marche…

Pour tenter d’apprécier les variations eustatiques (variations du niveau de la mer) susceptibles d’affecter les côtes antillaises, une analyse prospective a été réalisée en partant des données du GIEC[3] (avril 2014). En raison du réchauffement actuel de la planète, le niveau de la mer dans le bassin Caraïbe s’élève annuellement de + 2,5 mm ; en réalité, ce chiffre est discutable, puisque certains secteurs connaissent aujourd’hui des variations positives annuelles supérieures à 3 mm. Toutefois, en partant de cette hypothèse basse (+ 2,5 mm), à l’horizon 2060 le niveau de la mer devrait être plus élevé d’une douzaine de centimètres. Cette hauteur qui peut sembler anodine sur une côte à falaise, ne l’est absolument pas sur un littoral quasiment plat ; ainsi, la moindre élévation millimétrique du niveau de la mer entraînera une intrusion marine de plusieurs dizaines de mètres à l’intérieur des terres.

Sachant que le niveau de la mer devrait s’élever de + 38 cm environ (hypothèse optimiste) d’ici la fin du XXIe siècle, tous les littoraux antillais sont donc vulnérables.

Par exemple, le tiers du littoral cubain devrait être ennoyé, les littoraux portoricain et barbadien devraient littéralement disparaître, alors que les côtes dominicaines actuellement les plus prisées (Punta Cana, par exemple) ne devraient être qu’un vague souvenir d’ici une cinquantaine d’années environ. La situation est encore plus préoccupante aux Bahamas où 80 à 85 % du territoire devraient disparaître.

Toutes les îles des Petites Antilles disposant de côtes et plaines littorales basses seront affectées, et il ne s’agit ici que d’hypothèses optimistes, car en mars 2016 a été publiée une étude américaine qui multiplie par deux (selon les secteurs), les prévisions d’élévation du niveau de la mer.

En prenant pour référence l’hypothèse optimiste du GIEC (élévation du niveau de la mer de + 38 cm en 2090-2100) la Martinique devrait perdre une cinquantaine de kilomètres carrés environ d’ici la fin du XXIe siècle (Figure 1), et de nombreuses communes côtières comme Fort-de-France, Les Trois-Îlets, le Vauclin, le François, le Robert, la Trinité, Sainte-Marie, le Diamant, Sainte-Luce, Sainte-Anne, mais aussi le Carbet, Saint-Pierre, le Prêcheur, devraient s’amenuiser progressivement.

Le territoire de la Guadeloupe n’est pas en reste, puisque des travaux similaires tendent à démontrer une double dynamique à la fois de vulnérabilité et de régression des marges côtières à la faveur des incidences des variations du niveau de la mer à l’horizon 2100.

  • Le moment n’est-il pas venu de faire de cette thématique une sorte de cause prioritaire ? Les schémas d’aménagement prennent-ils en considération ces aspects ?
  • Des simulations très précises existent à l’échelle communale, n’est-il pas souhaitable de les intégrer enfin aux documents d’urbanisme, de planification ?
  • En Martinique, en raison de l’étroitesse du territoire, et de la vulnérabilité des espaces potentiellement anthropisables, nos marges de manœuvre sont très limitées, c’est d’ailleurs ce qui devrait nous pousser à considérer cette thématique comme l’une des plus importantes des années avenirs, car que faire des populations côtières qu’il faudra immanquablement déplacer d’ici peu de temps ? Où les reloger ? Dans quelles conditions ? Avec quels financements ?

Autant de questions qui restent posées et pour lesquelles nous n’avons pour l’instant aucune réponse.

Rien n’est encore perdu, il convient juste de décider que cette thématique est prioritaire et tout mettre en œuvre pour protéger les populations côtières. Replacer l’homme au cœur du système, n’est-ce pas l’essence même du développement durable ?

Quelques références bibliographiques

– Saffache P. 2015. Les variations eustatiques positives, p. 35-36. In : de Caqueray M. & Rocle N. 2015. Les risques littoraux et les impacts du changement climatique : pourquoi et comment anticiper et s’adapter ? Paris : EUCC, UBO, Fondation de France, IRSTEA, IFREMER, LittOcéan, 72 p.

– Saffache P. 2016. Estimation des variations du niveau de la mer en Martinique et dans la Caraïbe insulaire, et conséquences à moyen et long terme, p. 89-91. In : Forum 4 Bodlanmè. 2015. Thème : « Faire de notre littoral et de la mer des espaces de réconciliation durable ». Fort-de-France : Agence des 50 pas géométriques de la Martinique, 120 p.

– Saffache P., Pélis Y. 2017. Rapport d’évaluation des dynamiques évolutives du trait de côte de la ville du Prêcheur, entre érosion, intrusion et submersion marines liées au changement climatique. S.L. : S.N. (Rapport réalisé à la demande de la ville du Prêcheur), 35 p.

[1] Risque de foudroiement.
[2] Première enveloppe gazeuse qui entoure la terre.
[3] Groupement Intergouvernemental sur l’Evolution du climat (GIEC).

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