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Mémoires de la Montagne Pelée

 A l’heure où le Parc Naturel de Martinique est mobilisé autour de la candidature des Volcans et Forêts de la Montagne Pelée et des Pitons du Nord de la Martinique, pour son inscription au patrimoine de l’UNESCO, nous avons mis la main sur un témoignage incroyable à propos des premiers jours après la catastrophe du 8 mai 1902,  et de celles qui ont suivi. Cet ouvrage nous a été confié par la descendante de l’un des protagonistes de ce récit. Edité par Ibis Rouge en 2002, il est apparemment épuisé et non-réédité.

« Le désastre de la Pelée », un récit de voyage et d’observation juste après la catastrophe

« Le désastre de la Pelée » a été écrit par Georges Kennan en 1902. Explorateur et journaliste américain respecté, il fait partie d’une expédition, dépêchée par le secrétariat de la Marine des Etats-Unis, dès le 8 mai, pour porter secours à la Martinique.  Avec lui, à bord du DIXIE, appareillé pour l’occasion,  d’éminents scientifiques et d’autres journalistes devaient  arriver au petit matin du 21 mai sur les côtes de la Martinique par le nord, et ainsi constater avant d’accoster à Fort de France l’ampleur de la catastrophe : « …Près du trait de côte, là où la cape noire de la Pelée se jetait dans la mer, il y avait des feux rougeoyants, que nous pensions, à première vue, être des feux de crémation dans les ruines de la ville de Saint-Pierre et, un peu plus loin vers le nord, trois ou quatre lumières scintillantes, marquaient le site du Prêcheur. A l’exception de ces lumières, toute la côté était plongée dans l’obscurité… ».

Ce récit fort détaillé rapporte certainement des éléments inédits, puisque comme nous le verrons plus tard cette expédition est la première arrivée sur plusieurs lieux ravagés par l’éruption du 8 mai et elle vivra en direct les éruptions suivantes…

A leur arrivée ce matin là dans la rade de Fort de France, l’équipage apprend que le navire va continuer sa route vers Saint Vincent des Grenadines, car la situation sur place, après l’éruption de la Soufrière de Saint Vincent était terrible : « Le Dixie devrait sans doute se rendre sans tarder à Saint Vincent, où la souffrance et l’indigence étaient bien pires, et le besoin de secours plus grand qu’en Martinique ». (L’éruption de la Soufrière de Saint Vincent a eu lieu le 6 mai et a fait au moins 1600 morts malgré une évacuation précoce de la population !)

C’est donc d’abord avec Monsieur Jaccaci, un autre journaliste et Monsieur Varian, dessinateur, que notre grand reporter décide d’entreprendre l’étude de ce qui représentait alors la plus grande catastrophe volcanique de l’histoire, en termes de pertes humaines. Il faut préciser que ces journalistes et scientifiques américains furent les premiers observateurs sur place, à un moment où le volcan était toujours en phase très active avec d’autres épisodes catastrophiques éminents et dans une situation sociale et humaine tendue à tel point que les autorités hésitaient à faire évacuer complètement l’île. Beaucoup de familles s’étaient d’ailleurs déjà mises à l’abri dans les îles voisines.

Dans le récit, Georges Kennan s’applique à décrire la vie de la Martinique à cette époque, notamment à leur arrivée à Fort de France, accompagné du consul des Etats Unis à Pointe à Pitre, il fait une description détaillée de la population et  de la ville : « Bien qu’étroites, les rues sont propres, bien pavées et, de petits ruisseaux d’eau limpide s’écoulent régulièrement depuis les collines dans des caniveaux ouverts…La population de Fort de France…est composée essentiellement de Noirs, de mulâtres, de quarterons et d’autres mélanges ethniques de toute sorte. Les teints vont du noir pur de l’Africain d’origine, au basané du Français, en passant par le brun rougeâtre délicat de la câpresse…Les gens semblaient volubiles, de bonne humeur, courtois et plutôt intelligents… ». Après une halte haute en couleur au Grand Hôtel Européen et une visite à l’hôpital militaire pour recueillir les témoignages  de survivants (notamment les marins échappés de la rade de Saint-Pierre), la troupe décide d’entreprendre son expédition par la côte atlantique. En effet, la côte sous le vent ne semblait pas alors praticable. Ils décident d’aller établir leur camp de base dans une habitation sucrerie non loin de Morne Rouge et d’entreprendre l’ascension de la Pelée par ce versant est. Et c’est alors le récit du voyage en passant par Saint Joseph pour rejoindre Trinité qui les amènera jusque dans le nord-atlantique. Georges Kennan y fait une description de la somptueuse nature de la Martinique, de ses reliefs  et une description comique de ses routes « Les routes de la Martinique sont presque aussi égales et aussi parfaites qu’une route peut l’être, mais leurs boucles et virages sont aussi excentriques que les tracés d’un sismographe du séisme de Lisbonne » ! Ils rencontrent le long des routes la population laborieuse des campagnes : «… Cependant, toutes sortes de marchandises, de provisions, de la quincaillerie, du kérosène, des produits agricoles, et même des matériaux tels que des briques, du ciment et des tuiles , sont transportés de place en place sur la tête de femmes et de jeunes filles. Je n’ai pas souvenance d’avoir vu sur toute l’île, un équipage de mules, un wagon ou une charrette chargés de la sorte… ». A ce stade, rien dans le paysage ne laisse encore voir un impact de l’éruption…La Montagne Pelé,  la plupart du temps,  reste cachée derrière les Pitons du Carbet.

En route vers  les portes de l’enfer !

Ils se dirigent dans l’après-midi, vers l’habitation Vivé, tenue par Fernand Clerc « un riche planteur français », justement l’aïeul de la propriétaire du livre que nous évoquons. « …Au-delà de Trinité, tout était différent. Depuis les crêtes, de longs contreforts montagneux que la route traversait  en suivant la côte battue par les vagues, nous pouvions voir le manteau noir de nuages de  tempête qui couvrait le volcan, ainsi que l’immense colonne de vapeur qui s’élevait plus haut dans le ciel. La fine couche de cendres sur la route, devint de plus en plus épaisse, et les feuilles des arbres étaient couvertes d’un dépôt gris…et les arbres-particulièrement les arbres à pain- étaient si couverts de cendre humide et collante que des branches de sept à dix centimètres de diamètre s’étaient cassées sous leur poids…la campagne était aussi désolée que si elle avait été balayée par une tempête de ciment… ». A partir de ce moment là, l’expédition commence à croiser de longues files de populations fuyant le volcan avec leurs effets sur la tête. En effet, le volcan venait de bouger une nouvelle fois le 20 mai et restait menaçant pour les habitants  du nord ! « Une femme portait trois ou quatre poules dans un grand pot en terre cuite ; une autre avait sur le tête et dans un plateau en bois, un gros cochon attaché solidement… Pour se protéger du volcan, elles avaient épinglé sur leur cœur  des icônes en papier de couleurs vives représentant la Vierge Marie…Apparemment, chacun faisait tout son possible pour être hors de portée d’un volcan  qui avait montré sa capacité et sa promptitude à tuer à une distance de huit kilomètres, avec des pierres, de la boue incandescente, des éclairs, de la vapeur, des cendres et des crues…»

Récit des éruptions par un grand témoin…

A la nuit tombée, ils parviennent à l’habitation Vivé, accueillis par Monsieur Clerc,  informé de leur arrivée qui leur donna aussitôt des nouvelles de la dernière éruption. Celle-ci avait fini de détruire Saint Pierre…Un nouveau cratère était apparu non loin de l’habitation dans la gorge de la rivière Falaise et des tonnes de cendres et de roches pulvérisées avaient recouvert le domaine.  Non loin de là, Basse Pointe avait été en partie détruite par de violents lahars, Ajoupa Bouillon avait été évacué et il semblait dangereux de se rendre au Morne Rouge, « compte tenu de la proximité du cratère principal ».  Plus tard, Monsieur Clerc leur fit le récit de la terrible éruption du 8 mai, dans laquelle il perdit plusieurs proches, car il se trouvait à ce moment là à Parnasse au-dessus de Saint-Pierre et a été témoin de ce qu’il appelle une « tornade volcanique ». « Vers 8 heures, dans un grondement déchirant, un immense nuage de fumée noire apparut sur le versant sud-ouest du volcan, près du sommet. Il dévala rapidement la pente en direction de Saint-Pierre, à la manière de la fumée de la décharge d’une pièce d’artillerie colossale … » Selon le témoignage de Monsieur Clerc, « la descente de cette tornade volcanique n’a pas excédé deux ou trois minutes…L’obscurité se fit presque immédiate…la seule lumière perceptible fut une pâle lueur en provenance des ruines embrasées…L’obscurité était si profonde que Monsieur Clerc ne put se rassurer sur le sort de sa femme et de ses enfants qu’en les cherchant à tâtons dans le noir. » Il est intéressant de savoir que ces récits enrichis d’autres détails encore et d’une forte charge émotionnelle, ont traversé le temps jusqu’à la descendante de Monsieur Clerc aujourd’hui. Il y aurait donc à la Martinique, nombre de descendants de grands témoins de la catastrophe qui auraient pu en conserver la mémoire…

L’exploration…

En visitant d’abord Basse Pointe après le récent épisode de lahars, Georges Kennan évoque le premier phénomène de ce type qui avait détruit l’habitation Guérin le 5 mai et avait tué 30 personnes, on pourrait en déduire qu’il était un des grands prémices de l’éruption :  « En avril, peu après que la montagne Pelée eut commencé à montrer des signes d’activité, de grosses crues d’eau ou de boue liquide s’étaient produites par intervalles, charriant des blocs volcaniques de taille colossale. Elles descendaient les gorges étroites de la montagne de tous côtés, dans quatre ou cinq directions bien distinctes ». A partir de ce moment, le récit entame un tour plus technique avec des descriptions et des suppositions, notamment sur la provenance des ces coulées d’eau dévastatrice. Mis à part pour l’habitation Guerin  dont on savait qu’elle était dû à la rupture du lac de montagne appelé l’étang sec, les autres coulées, au Prêcheur, à Basse Pointe ne pouvaient pas provenir du même phénomène, car il n’y avait pas de lac d’altitude au-dessus de ces zones. Ce qui laisse nos explorateurs perplexes.

A la faveur d’un temps dégagé, l’équipe décide de se rendre quelques jours plus tard à Morne Rouge en compagnie de Monsieur Clerc, pour y rencontrer le père Mary qui jusqu’au bout devait rester dans sa paroisse pour porter secours aux plus fragiles, malgré la menace incessante.  (Le père Mary périra dans la dernière grande éruption du 30 août en voulant sauver les habitants qui venait rejoindre l’église pour se mettre à l’abri). C’est auprès de ce père que fut porté le fameux Cyparis après sa découverte dans un cachot, quatre jours après la catastrophe par deux hommes qui fouillaient les ruines. Georges Kennan raconte son rare témoignage en présence du père Mary, de Monsieur Clerc et de son contremaitre et de Monsieur Varian:  «…Je n’avais jamais vu un homme aussi horriblement brûlé… Cyparis nous raconta que la cellule qu’il occupait était un cachot souterrain qui n’avait pour fenêtre  qu’une ouverture protégée par des barreaux et située dans la partie supérieure de la porte. Le matin du 8 mai, alors qu’il attendait le petit-déjeuner, il fit soudain très sombre, et presque immédiatement après, de l’air chaud mêlé à de la cendre fine pénétra dans la cellule à travers l’ouverture. …Il n’entendit aucun bruit, ne vit aucune flamme, et ne perçut aucune odeur sinon « ce qu’il pensait être son propre corps qui brûlait ». La chaleur intense ne dura qu’un court instant au cours duquel il respira aussi peu que possible…A ce moment-là, il portait un chapeau, une chemise et un pantalon mais ne portait pas de chaussures. Alors que ses vêtements ne s’étaient pas enflammés, son dos était très gravement brûlé sous la chemise. » Ce témoignage de Cyparis est certainement le seul à avoir été recueilli sur place alors qu’il était encore gravement brûlé, plusieurs articles ont d’ailleurs mis en doute la réelle existence du seul rescapé de la catastrophe dans la ville de Saint Pierre. Le récit de Georges Kennan est tout à fait important dans la mesure où il prouve que ce personnage a réellement existé et qu’il donne des indices sur la manière dont les victimes ont pu être tuées par la nuée ardente.  D’ailleurs plus tard dans le récit, le témoignage de deux « gentlemen français », surpris par la nuée alors qu’ils se trouvaient à bord de leur voiture à Grand Réduit  corrobore les dires de Cyparis. Ils ont en effet été terriblement brûlés, alors que leurs vêtements sont restés pratiquement intacts. « Tous deux ont ressenti la chaleur intense du souffle quand il les a enveloppés mais Monsieur Lassère ne s’est pas rendu compte qu’il était gravement brûlé avant qu’il ne rampe hors de la voiture accidentée… »

Après ces rencontres, les compagnons poursuivent leur exploration et décident de visiter la vallée de la Roxelane ! « Il serait impossible d’imaginer un tableau de ruine et de désolation plus impressionnant. La vallée semble avoir été d’abord balayée par un ouragan qui a éparpillé des arbres, des branches et des fragments de maisons démolies. …Dispersés ça et là, sur la surface de boue grise, il y avait des cadavres d’hommes, des carcasses de mules, des roues de charrettes démembrées, de grosses cuves en fer, des pièces de machinerie de quelque sucrerie détruite, des poutres, des rochers, des toits de maison, et de grands arbres déracinés qui avaient été transportés dans la vallée depuis les versants en amont … » A ce stade du récit, beaucoup de détails émouvant sur la vie des habitants littéralement fauchés par la mort,  font état de la soudaineté et de la violence de la nuée. On se rend compte que les habitants ont littéralement été soufflés et tués par la chaleur ardente. Les explorateurs arrivent les premiers sur les lieux sur le site des Trois-Ponts et découvrent les cadavres de plusieurs familles saisies par la mort et intouchées depuis la catastrophe: « De l’autre côté de la porte, sur un petit lit étroit, reposait le corps d’un homme mort dans une position parfaitement naturelle…Tout le corps grouillait de mouches, et depuis une blessure à la tête, du sang avait coulé sur le matelas puis sur le sol où  s’était formée une petite flaque. Il n’y avait pas de traces de pas dans la cendre, et personne n’était entré dans la maison depuis le 8 mai. A l’évidence, l’homme avait été tué sur le coup, mais il était impossible de déterminer s’il l’avait été par la chaleur, par des gaz délétères ou par une pierre volcanique… »

Le lendemain de ces macabres découvertes, bien que très éprouvés,  les compagnons , toujours accompagnés par Monsieur Clerc, décident d’aller explorer le subcratère de la Falaise, curieux de savoir s’il constituait un danger pour  l’habitation sucrerie distante de sept kilomètres…Tout avait l’air calme : « Jusqu’à ce moment-là, le 26 mai, nous n’avions absolument rien vu qui indiquait que la montagne Pelée était dans un état d’activité dangereuse ou sérieuse. De gros nuages de vapeur roulaient de façon incessante depuis le cratère principal, mais ils étaient emportés loin de nous par l’alizé. »   Le groupe rentré vers 17h fait une description détaillée de ce qu’ils ont pu observer. Monsieur Jaccaci qui connaissait le Vésuve, le Stomboli et l’Etna dira que ce cratère était « de loin le plus impressionnant, le plus effrayant qu’il ait jamais vu. Le cratère, avec sa fosse profonde et ses fissures dans le volcan, était lui-même vide ; cependant, le canyon désolé et érodé dans lequel il se situait ressemblait à un tableau  de Doré représentant les portes de l’enfer ». Pourtant, sur les coups de 20h, plusieurs violentes détonations se font entendre et le cratère principal laisse échapper une colonne de fumée noire qui devait monter jusqu’à plus de trois milles mètres au-dessus du volcan et se transformer en une sorte de champignon gigantesque qui enveloppa tout le nord, jusque loin en mer,  d’une épaisse obscurité. C’était l’éruption du 26 mai qui jeta sur la route des centaines de personnes apeurées, fuyant le volcan, dont les compagnons abrités à Vivé. Guidés par Monsieur Clerc, ils rejoignent plus à l’abri,  l’habitation Assier, désertée par ses habitants. Georges Kennan s’étonne de voir,  durant tout cet épisode de l’éruption, ce  qu’il nomme « des éclairs en forme d’étoile » qui déchiraient incessamment le nuage du volcan comme « une courte décharge électrique frappant et enflammant une poche de gaz inflammable dans le nuage de gaz volcaniques ». D’autres éruptions accompagnées de « colonnes ascendantes de vapeur » jaillissant parfois jusqu’à sept milles mètres de hauteur et s’étendant à quatre-vingt kilomètres  alentours, auront lieu les jours suivant, jouant sur les nerfs et les émotions des compagnons. L’habitation Vivé ne se trouve pas en sécurité et Monsieur Vives qui épuisé, avait déjà assisté à quatre violentes éruptions,  décidera de la quitter pour rejoindre sa famille en Guadeloupe.

Le 30 mai, Georges Kennen et Monsieur Jaccaci entreprennent pourtant l’ascension du morne Calebasse au-dessus de Morne Rouge, accompagnés par des grondements souterrains, des pluies de cendres et de gros nuages menaçants, sans pouvoir rejoindre le cratère principal comme ils le souhaitaient. Ils font une pause à Morne Rouge où le presbytère du père Mary  avait été arrosé d’acide phénique pour dissiper « une légère odeur de cadavre qui montait de la vallée de Roxelane »…Quelques jours plus tard, les compagnons reprennent l’ascension, accompagné du Professeur Angelo Heilprin, spécialiste des volcans qui les a rejoint à Assier.  Goerges Kennen décrit un spectacle de désolation. Toute la nature autour d’eux est grise mais en se tournant au sud il aperçoit la « vallée fertile de Champ-Flore où tout était d’un vert éclatant ». On s’aperçoit tout au long du récit que les parties de l’île protégées par des contreforts montagneux ont été épargnées des dégâts de la cendre et de la chaleur volcanique. Alors qu’ils s’approchent du sommet, ils se retrouvent environnés d’un épais brouillard et comme ils ne peuvent se fier à leur boussole « perturbées par le magnétisme de la montagne », ils décident de laisser des marques pour trouver le chemin du retour ! Après une éclaircie, ils observent que tout le sommet de la montagne dégage de la vapeur, à l’aide d’un thermomètre ils relèvent les températures du sol entre 51° et 72° et parvenus au bord du cratère principal, ils entendent un vrombissement et des craquements. Les compagnons entreprennent le retour vers Vivé en ordre dispersé et ils se retrouvent isolés les uns des autres, perdus dans une tourmente de nuages, de vapeurs et de pluie.

L’exploration se poursuit par la côte Caraïbe, à bord du Rubis…

Ils n’iront pas plus loin et décident de rejoindre Fort de France, puis d’aborder Saint-Pierre par la côte sous le vent, le 5 juin…En arrivant à la hauteur du Carbet, l’auteur fait cette remarque terrible « …le souffle s’est déployé en forme d’éventail depuis le volcan, puis s’est étendu vers l’est, juste assez pour balayer la ville ; une orientation légèrement différente aurait pu épargner plus de 30000 personnes… » C’est un paysage de boue et de cendres qui s’étend devant eux,  tandis que d’énormes roches continuent à dévaler la montagne, l’atmosphère demeure difficilement respirable car il y a toujours dans l’air des poussières volcaniques irritantes. Ils poursuivent leur route le long de la côte, en constatant  qu’à partir de l’anse couleuvre jusqu’à Grand Rivière, la côte nord a été entièrement épargnée et que la végétation luxuriante n’a pas souffert.

Revenus au Prêcheur, ils débarquent pour étudier les grands dégâts causés par les lahars de la rivière du Prêcheur, dont toute la commune semblait avoir été envahie. « Le mur nord d’une belle  église en pierre qui dominait la mer était tombé dans une excavation profonde de neuf à 10 mètres. Un affluent du  torrent furieux y avait érodé le sol…Juste au nord de l’église, se trouvait la tranchée de passage d’un torrent…au-delà de cette tranchée, une étendue de sable et de boue de cent cinquante à deux cents mètres de large, couverte d’anciens blocs volcaniques de tailles énormes. Ces blocs avaient été arrachés des flancs de la montagne et roulés vers la mer, dans le lit de ce qui n’était autrefois qu’une rivière… »

Dans le village, des centaines de tonnes de cendre, poussées par les alizés, s’étaient accumulées sur toute chose, les maisons aux abords de la rivière quand elles n’avaient pas été emportées, étaient remplies de débris et de boues. Ailleurs, la cendre « s’était insinuée à l’intérieur des bâtiments fermés et s’accumulait, comme après un siècle de poussière ordinaire.. » Les habitants ont fuit dans la panique en laissant tout derrière eux. « Il était évident que personne n’essaierait de vivre là, avant que la montagne Pelée ait cessé toute activité éruptive ».

Les compagnons rebroussent chemin vers le sud et décident de se rendre à terre pour examiner les boues et les fumerolles à l’embouchure de la rivière Blanche… « Le cratère secondaire, dans la vallée de la rivière Blanche, était absolument calme. Le volcan dans son ensemble semblait faire  une pause »…Mais quelques minutes après leur arrivée, et après avoir remonté la rivière sur quatre cents mètres, l’auteur resté à bord du Rubis, aperçoit un énorme nuage de vapeur « qui descendait à grande vitesse dans la gorges supérieure de la rivière Blanche, comme s’il se dégageait d’un torrent d’eau bouillante qui coulait rapidement ». C’était là le premier signe d’une éruption en cours à laquelle nos compagnons ont échappé de justesse : « …une explosion épouvantable se produisit soudain dans les deux cratères…tout le versant ouest de la montagne est alors entré dans la plus terrifiante des activités. Un flot d’eau bouillante, précédé d’une vague frontale de  trois à quatre mètres, descendit dans la vallée de la rivière Blanche, et se jeta dans la mer dans un grand sifflement, en dégageant de grandes quantités de vapeur. Des explosions se produisirent dans une demi-douzaine d’endroits différents…Des geysers de boue liquide jaillissaient dans les airs… ». Comme pour l’éruption du 26 mai, à laquelle ils échappèrent aussi de justesse, la montagne ne donna aucun signe avant-coureur particulier de l’éminence de l’éruption…Le professeur Heilprin, habitué des volcans dira « J’ai vu beaucoup d’éruptions volcaniques, mais jamais d’aussi soudaines, et rien d’une telle ampleur. » Le lendemain, alors qu’ils étaient toujours en mer, une éruption majeure se produisit, avec un panache qui s’éleva à nouveau en forme de champignon « …et plongea toute l’île dans l’obscurité d’une éclipse totale. Dans le même temps un nuage d’ouragan noir, exactement comme celui qui a détruit Saint-Pierre, jaillit du flan de la montagne, balaya l’endroit où nous dérivions la veille… ». Les petites embarcations qui naviguaient trop près de la côte ce jour-là ont disparus, on peut dire qu’une nouvelle fois, la chance était du côté de nos explorateurs !

Dans les décombres de Saint-Pierre…

« …ma première impression fut dominée par la solitude, le silence et le gris, et une désolation presque inimaginable. Il n’y avait pas de couleur, ni de forme structurelle, ni de plan et aucun signe de vie récente…Il était presque impossible de se rendre compte, ou même de croire, qu’il y a un mois, ceci avait été une ville gaie et chatoyante d e30000 habitants. »

Nos compagnons entament leur expédition dans les ruines de Saint-Pierre sans pouvoir s’orienter, toutes structures mise à part la façade de la cathédrale, ont été détruites,  tout avait été dévasté…L’auteur note que parmi les décombres, les débris de bois n’ont pas été brûlés ni même les troncs d’arbres : « Le souffle était suffisamment chaud pour détruire les vies humaines et incendier toutes sortes d’objets inflammables ; cependant il ne l’était pas suffisamment ou n’a pas duré assez longtemps pour tuer les racines des plantes en pots… ». L’expédition arrive un mois après la catastrophe sur les ruines de Saint-Pierre et l’auteur tient à rapporter ce qu’il a entendu dire par les premiers observateurs, Monsieur Parravicino, consul d’Italie à Barbade qui y a perdu sa fille et le major Mirville, pharmacien chef de l’hôpital militaire de Fort de France. «… Il rapporte que les cadavres étaient en général défigurés et avaient la couleur du café grillé. La plupart se trouvaient dans les rues et avaient subi les effets de la chaleur produite par les bâtiments en feu. A première vue, il était impossible de déterminer si  leur état était dû au souffle lui-même, ou à l’incendie consécutif. Dans certains cas tous les vêtements avaient brûlé ou avaient été déchirés, alors que dans d’autres, les sous-vêtements et les corsets  étaient restés en place. ..Un très grand nombre de corps avaient l’‘abdomen éclaté ; tous les  tissus cellulaires spongieux étaient particulièrement distendus, et beaucoup de crânes s’étaient ouverts au niveau des jointures, sans aucune trace de blessure externe. Etant donné qu’au moment de sa visite dans la ville, le processus de décomposition n’avait pas encore commencé,  M.Parravicino pense que les effets relevés n’y sont pas liés. Il suggère plutôt un brusque changement de la pression atmosphérique, provoqué d’une certaine manière par le souffle….On doit néanmoins regretter que les médecins et chirurgiens de la Martinique n’aient pas procédé à des examens post-mortem aussi minutieux que possible, immédiatement après la catastrophe. Nombre de faits d’ordre scientifique qui restent douteux auraient alors pu être établis… »

Georges Kennen avant de quitter la Martinique rencontrera d’autres grands témoins à Fort de France et des scientifiques venus étudier le volcan. Il restitue non seulement ces témoignages mais ses propres réflexions et émotions sur le drame de la Pelée. Après sa visite à Saint-Pierre, il dit : « Je ne pense pas que la génération actuelle tentera de reconstruire la ville. Les villes dévastées sont généralement reconstruites par les survivants- or, toute la population de Saint-Pierre a péri. Le traumatisme de la grande catastrophe sur les martiniquais est si profond, et la peur du volcan est maintenant si grande, qu’aucun homme de la génération actuelle n’est susceptible de bâtir sa maison dans cette vallée de la mort, brûlée et ensevelie sous la cendre »

Ce précieux ouvrage relatant un pan important de l’histoire tragique de la Martinique mériterait vraiment d’être réédité pour que les générations futures gardent en mémoire tous ces témoignages sensibles d’un tournant de leur histoire.

Nathalie Laulé

NDA : Nous remercions Madame Clerc pour sa confiance et la découverte de cet ouvrage.

 

 

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